Lorsque l’on est enfant, on est rempli de rêves et d’envies. On dit souvent que les petites filles rêvent de devenir des princesses et les garçons des super-héros. Pour ma part, ayant commencé la flûte traversière à l’âge de sept ans, je rêvais donc naturellement de devenir flûtiste! Comme j’en ai écouté des enregistrements de concertos et sonates pour flûte interprétés par Jean-Pierre Rampal et tant d’autres… Ayant toujours eu le regret de n’avoir jamais vu Rampal en concert (décédé en 2000), je me suis rattrapée en allant écouter de nombreux autres flûtistes… Mais si l’on m’avait dit lorsque j’ai créé Walkzine il y a quelques mois, qu’ Emmanuel Pahud – Concertiste de renommée internationale et Première flûte de l’Orchestre philharmonique de Berlin – accepterait de me consacrer un peu de son temps pour répondre à mes questions, je ne l’aurai pas cru… Rencontre.
Vous faites partie des artistes invités à la Convention internationale de la flûte traversière. Qu’est-ce que ce rassemblement de flûtistes évoque pour vous ?
J’étais justement en train de parler à l’ancien éditeur de La Traversière, qui m’avait invité à la première convention de la flûte à Saint-Maur, il y a 20 ans. C’est la deuxième fois que j’y reviens et je crois que c’est la première fois qu’elle est reprogrammée dans les murs de Paris, qu’elle revient au sein même du Conservatoire de Paris, où tous les grands de l’ Ecole française de flûte ont passé leur prix. Moi même j’y ai passé mon prix en 1990, si je ne m’abuse avant que le Conservatoire ne déménage à la Villette. Donc pour moi c’est chargé d’histoire, je suis très ému. 25 ans après y être entré pour mes études, c’est toujours aussi fort et aussi présent. Je crois qu’il y a une grande force, un vrai symbole à rassembler des gens comme Raymond Guiot, Shigenori Kudo et Pierre-Yves Artaud qui est le maître d’œuvre de ce beau programme. James Galway également, qui est probablement le plus français des flûtistes étrangers. Toute cette symbolique nous charge d’émotion. Et il y a un côté bienveillant les uns envers les autres, c’est ce qui caractérise ce que j’ai vécu aujourd’hui.
Durant cette convention, on y présente évidemment la flûte traversière dans le répertoire classique mais on y parle également de jazz, de beatbox, de musique indienne, etc. C’est important pour vous en tant que flûtiste, que le « champ des possibles » de la flûte soit représenté ?
Oui, complètement. On est « les flûtes réunies ». Il y a évidemment la flûte « académique », mais j’ai personnellement essayé d’aller au-delà, de chercher le contact avec la musique contemporaine, la musique de chambre, la musique baroque, le jazz, les musiques ethniques et je continue à explorer tout cela. Je pense que c’est important de présenter des artistes qui se développent dans des techniques comme celle du beatbox, qui n’existaient pas il y a quelques années. Ce sont des gens très créatifs qui inventent de nouvelles techniques et qui vont permettre aux générations suivantes d’évoluer naturellement. Pour eux, ça fera partie de leur paysage flûtistique. Pour ma génération, c’est quelque chose de complètement nouveau et exotique, c’est très intéressant. Quand j’entends certaines choses, je sais que je ne suis pas capable de faire cela et que je n’ai pas le temps d’y consacrer suffisamment d’énergie pour maitriser cette technique là. On a pas besoin de tout savoir faire… mais je crois que ce qui est bien, c’est qu’on réunit des gens qui maîtrisent parfaitement ce qu’ils font. C’est une façon de montrer aux jeunes qui sont là qu’on a plein de façon de s’exprimer à travers un instrument.
Vous avez d’ailleurs enregistré il y a quelques années l’album « Into the blue » avec le pianiste de jazz Jacky Terrasson. Vous pourriez nous parler de votre affection pour le jazz ?
Oui, j’adore ! Quand je suis dans la voiture, quand je rentre chez moi, sur mon Ipod c’est du jazz à 90%. C’est génial de composer la musique en même temps qu’on l’interprète. Pour moi, ça rend l’approche de l’interprète en musique classique beaucoup plus valable. On apprend vraiment à reconnaître de quoi est faite la texture de la musique. Quel est le langage ? quels sont les éléments, les épices que le cuisinier/compositeur met dedans ? Comment il les dose ? A partir de quels moments il reste dans la structure ? A partir de quels moments il s’en échappe ? Quelles sont les notes importantes, les inflexions ? Où est-ce qu’il y a de l’expression et pourquoi ? Qu’est-ce que cela signifie ? De Bach à la musique d’aujourd’hui, lorsqu’on travaille avec des musiciens de jazz, ce sont des choses qu’on comprend rapidement. Où alors c’est qu’on n’était pas en train de travailler avec eux, mais qu’on travaillait à côtés d’eux.
90% de jazz dans votre Ipod donc. Que renferment les 10% restants ?
Il y a du classique, des montages en cours de mes projets personnels, des grands trucs de pop, des songbooks américains, des choses ethniques avec des rythmes que je ne comprends toujours pas… C’est difficile lorsqu’on se limite aux rythmes binaires et ternaires, de comprendre les rythmes du monde. Il faut se rendre compte que lorsqu’on apprend la musique classique, on se limite aux accords de 3, 4 voire 5 sons. Quand on travaille la flûte, on joue des arpèges de 3 ou 4 notes, des gammes ascendantes et descendantes, des gammes chromatiques, mais on ne travaille pas de gammes be bop ou autres… A l’inverse, un gamin qui grandit là-dedans, il trouve tout de suite les clés qui fonctionnent. L’horizon est bien plus large que celui que l’on veut bien voir à travers la fenêtre de l’enseignement traditionnel classique.
Quels sont vos derniers coups de cœur musicaux ?
Il y a un truc avec John Coltrane et Miles Davis, et un piano… Je l’ai entendu dans un restaurant et il y a eu une panne du Cd, du coup ça revenait toujours au début ! Une introduction avec beaucoup de notes au piano, puis au saxophone et tout à coup, un « mi » à la trompette qui reste et qui persiste. Je ne sais pas comment s’appelle ce morceau… C’est quelque chose qui me fascine. Lorsque certains musiciens ont cette énergie et que dans la même pièce, on a un type qui joue la simplicité à fond. C’est tout aussi génial bien que sur des registres complètement différents. Au final ça sonne, ils arrivent à jouer ensemble et à s’entendre. Pour moi c’est une grande leçon, pas seulement de musique mais aussi d’humanité.
Sinon, on vient de travailler à Berlin avec un chef que j’aime beaucoup, qui s’appelle Ivan Fischer. On a fait une symphonie de Dvorak, des pièces de Stravinsky et Prokofiev pour orchestre… C’était super, c’est vraiment une façon de faire de la musique qui élève le débat. Qui fait qu’on s’écoute les uns, les autres. Qui fait que les musiciens sont là, de façon rassemblée et poétique à la fois.
Vous êtes connu pour être un musicien extrêmement charismatique sur scène. Est-ce qu’il y a des artistes qui vous surprennent encore, vous bluffent par leurs prestations scéniques ?
Oui beaucoup. Je crois que je suis particulièrement sensible à ça… C’est vrai qu’on m’a dit plusieurs fois, même lorsque j’étais gamin, que j’avais une certaine présence sur scène… Je ne sais pas, en tout cas, j’ignore ce que c’est que de me voir sur scène forcément ! Et je n’aime pas particulièrement regarder les vidéos sur lesquelles je suis…
Mon rôle c’est de communiquer ce qu’ est la fantaisie et la pensée du compositeur au moment où il a écrit. De redonner de la vie à la partition, à ce moment là à travers la flûte. Donc ça peut être par l’expression, par le rythme, par la sensibilité, par la force, etc. Il n’est pas question de faire du grand spectacle parce qu’il y a des gens qui font ça beaucoup mieux que nous, mais c’est une façon de vivre la musique et d’occuper l’espace.
Et il y a beaucoup d’instrumentistes et de chefs d’orchestre qui m’impressionnent. J’ai le privilège de faire à peu près les projets que je veux faire lorsque je suis en tournée, en solo et quand je suis à l’orchestre de Berlin, j’ai la chance de travailler avec des gens comme Ozawa, Abbado, Barenboïm. J’ai travaillé avec Kleiber. Je citais Fischer. Ce sont des chefs que j’aime beaucoup pour ça parce que quand ils sont là, par leur seule présence, tout le monde joue autrement sur la scène et tout le monde écoute dans la salle. C’est comme s’ils étaient un prisme, que la lumière arrive, qu’ils la changent et qu’ils obligent les gens à voir autrement. C’est ça qui est fascinant ! De la même façon que certains acteurs de cinéma crèvent l’écran et passent inaperçus dans la rue. C’est une question de nature, mais également de savoir ce que l’on fait au moment où on le fait, lorsque l’on est sur scène.
Cette sensibilité et cette justesse dans l’émotion que vous transmettez, elles viennent d’où ?
Je vous laisse la responsabilité de le penser ! … La justesse dans l’émotion ? Disons que l’émotion c’est une des formes d’expression de la musique. L’ air de Lensky de Tchaïkovski est chargé en émotion. Il apprend qu’il va mener un duel et que ça va être son dernier combat, parce que sa mort est programmée. Il refait le film de toute sa vie. Les printemps, les étés, les automnes, les hivers reviennent. Les amours, les espoirs, les désespoirs… Une fois qu’on a eu le texte, qu’on se l’est fait traduire, qu’on comprend où sont les inflexions vocales et qu’on les retrouve dans la partition harmoniquement, la façon dont les mélodies sont menées, c’est pas sorcier ! Dans la musique d’opéra, on a un texte qui sert de support, de raison d’être même de cette musique. Dans la musique plus instrumentale – qui n ‘est donc pas soumise ni à l’autorité supérieure d’une divinité, d’une religion, d’une danse – comme c’est le cas chez Frédéric Le Grand ou Carl Philippe Emmanuel Bach dans mon dernier projet, c’est une génération qui s’affranchit de tout cela, qui commence à essayer de s’exprimer mais qui n’est pas encore libertine comme Mozart… Là, il faut trouver un équilibre entre style, justesse de ton et les moments où ils se lâchent de façon maladroite parce qu’ils ne savent pas vraiment encore le faire… La musique est un organisme qui est vivant, qui a ses phases, ses âges et qui renaît. Il y a un renouvellement permanent qui est le propre de tout organisme vivant. C’est ça la musique, un spectacle « vivant ». Et avec un enregistrement c’est la même chose. Lorsque les gens achètent un disque, ce Cd est la photo d’un moment précis mais lorsqu’ils l’écoutent quelques années plus tard, cette photo prend une toute autre valeur. Si je prends certains enregistrements qui datent de mon adolescence, il y en a certains qui vont me revenir comme je les avais enregistrés, d’autres que j’ai complètement déformés dans ma mémoire, parce que j’ai évolué. En les jouant, ces œuvres ont évolué sans que je m’en rende compte. A chaque fois, on recommence à zéro. A chaque fois que l’on monte sur scène, on se met à nu devant le public, on se remet en question.
Lorsqu’on est Emmanuel Pahud, que l’on a votre parcours, votre carrière de soliste, votre expérience d’orchestre… Qu’est-ce qu’on espère encore ? Qu’est-ce qui fait qu’on est encore animé par l’envie d’aller encore plus loin ?
Oh, ça n’est pas l’appétit qui me manque ! Je ne suis toujours pas arrivé à la satiété. J’ai encore une vingtaine, voire une trentaine de projets discographiques ou en tournées, qui me semblent essentiels pour compléter mon panorama musical à travers la flûte. Si j’ai la santé et la forme, si je travaille, j’y arriverai peut-être, c’est l’avenir qui nous le dira. J’étais en tournée aux États-Unis et au Canada et j’avais également l’opportunité de partager mon expérience avec les étudiants. Je n’ai pas du tout la fibre pédagogique, institutionnelle du moins, je suis plutôt même en désaccord avec l’évolution du cursus musical tel qu’il se déroule ces vingt dernières années, mais par contre, j’ai beaucoup de bonheur à partager toutes ces expériences que j’ai pu accumuler… C’est une question que l’on me posait déjà il y a vingt ans lorsque je suis entré à l’Orchestre de Berlin ! Mais on commande des nouvelles pièces, des créations… La prochaine ce sera une pièce de Philippe Hersant avec l’Orchestre de chambre de Paris. En août, j’ai un projet de Bechara El Khoury avec un autre orchestre parisien. A Londres, je ferai avec un des orchestres de la BBC une commande de Simon Holt. Le mois dernier, j’ai fait la première européenne d’un concerto pour flûte de Jörg Widmann, un compositeur allemand très talentueux. J’ai déjà à peu près une dizaine d’œuvres à mon actif. J’espère en stimuler d’autres en musique de chambre, en solo aussi. Ce sont des choses qui se présentent naturellement mais qui font partie d’un kaléidoscope musical que j’avais, c’est un puzzle. Quand on m’a demandé en 1995 chez EMI ce que l’on pourrait bien faire avec flûte, le lendemain matin, je leur envoyais une liste d’une cinquantaine de projets de Cd et des idées de programmes. Ça a été très vite nourri et l’appétit est toujours là !
Vous me parliez de votre désaccord avec l’enseignement « académique » de la flûte, de la musique en général. Qu’est-ce qui vous dérange ?
A l’heure actuelle, j’enseigne uniquement dans l’académie de l’orchestre à Berlin, qui nous permet de recruter sur concours pendant deux ans, des musiciens qui ont terminé leurs études et qui ont moins de 25-26 ans. Ce sont des personnes qui ont commencé leur cursus très jeunes. Avec les cursus d’aujourd’hui, il y en a de moins en moins qui ont l’âge requis en fin de parcours. On étudie beaucoup plus longtemps aujourd’hui, avec des structures universitaires, on s’américanise beaucoup alors que pour la musique comme pour le sport, il faut recruter les jeunes. S’ils expriment un talent ou une envie dans une direction, il faut les soutenir. C’est à ce moment là qu’on peut tout apprendre. Ça n’est pas en intégrant un cycle supérieur post-bac à vingt ans passés, que ça va rendre les choses plus faciles. Il y aura toujours des jeunes plus doués qui seront rentrés dans le métier d’une autre façon…
Si Emmanuel Pahud n’avait pas écouté les concertos de flûte joués par son voisin lorsqu’il était petit, qu’est-ce qu’il aurait fait ?
J’aurai bien aimé être pilote de chasse ou sportif automobile. Un truc de vitesse et de contrôle. Etre à la limite. Se demander sans cesse : « Est-ce que ça va tenir ? Est-ce que ça risque de ne pas tenir ? ».
Comme avec la flûte, en définitive ?
Oui, sur la flûte c’est un petit peu la même chose ! Est-ce que je vais arriver à tenir le mezzo forte, à ne pas aller vers le forte… ça peut aller dans l’autre sens. Ça veut dire aussi être dans le contrôle et avoir une trajectoire la plus « parfaite » possible, bien qu’elle ne le soit jamais pour moi car je pense être la personne la plus critique à mon égard. Ça m’a d’ailleurs permis de bien prendre la plupart des situations quand je lis une critique dans un journal. En général, ces personnes parlent plus d’eux-mêmes que de ce qu’ils ont vus… Quand on a confiance en son art et dans la justesse du projet que l’on porte, je crois qu’on ne se laisse plus trop irriter par les critiques qu’elles soient positives ou négatives… Après, il ne faut pas se leurrer. C’est bien d’avoir une certaine popularité dans le milieu de la musique classique, mais ça n’a rien à voir avec le monde du cinéma, des people de la télévision qui sont plus connus parce qu’ils sont partis sur une île déserte, alors que nous on travaille depuis trente ans !
Justement, même si on n’est pas spécialiste de cinéma ou de sport, on connaît généralement les grands acteurs, les grands réalisateurs, les grands sportifs. On ne peut pas en dire autant des musiciens classiques. Comment expliquez-vous ce fossé en terme de médiatisation ?
Il faut voir les choses en face. Dans une salle de concert classique, il y a 100 personnes sur scène environ lorsqu’il s’agit d’un orchestre. Dans le rapport le plus efficace, il y a un pianiste sur scène à Pleyel par exemple et 2000 dans la salle maximum. Dans un stade de foot, vous mettez 3 types aves des guitares électriques, des amplis et 100 000 personnes. C’est une réalité économique, les retombées sont différentes… Le sponsoring fonctionne autrement. Si j’appelle un sponsor pour lui demander de soutenir mon festival de musique de chambre à Salon-en-Provence, avec ma jauge de 500 places, ça ne va pas l’intéresser. Je vais lui dire qu’on a 5000 spectateurs – en imaginant que ce sont des personnes différentes – sur une semaine de 10 concerts, alors que c’est ce qu’on fait en 2 soirs dans une grande salle parisienne… Il faut mettre les choses en relation. Si une personne passe à la télévision, elle est vue par des millions de personnes. C’est le cas du cinéma, du sport… ça n’est pas pour rien que les sponsors sont toujours les mêmes pour les coupes du monde de foot, pour les jeux olympiques… C’est du gros business, mais ça marche parce que c’est public.
Un dernier mot pour conclure cette interview ?
Il faut y croire ! Il faut surtout croire à ce qu’on fait sinon ça n’a pas de sens. Je pense que c’est quelque chose qu’ont en commun les grands artistes, les grands sportifs, les grands acteurs. Etre sur scène comme on est dans la vie, oublier tout le travail qui est fait et tomber le masque, tout en ayant une carapace de dinosaure ou de crocodile pour être très résistant aux différentes intempéries et aux flèches qui pourraient arriver de tous les côtés. Essayer d’être le plus vrai et donc le plus touchant possible.
Copyright Photos : Cheick Touré
Remerciements à Pierre-Yves Artaud
Su-per-be ! 🙂